December 11, 2022

Posted by:
IEPA

De Uta Ouali et Ahlem Belhadj

 

 

 

La Tunisie est un petit pays d’Afrique du Nord avec une population de 11 millions d’habitants, connue depuis 2011 comme le berceau des révolutions arabes. Quoique de religion musulmane à 99%, la Tunisie est issue d’un brassage de cultures et de traditions, et vit entre Orient et Occident.

La Tunisie soumise à la colonisation française en 1881 est devenue indépendante en 1956. Son premier Président, le charismatique Habib Bourguiba, a mis en place un ambitieux programme de modernisation dont la Tunisie tire profit jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, il a généralisé l’enseignement à l’école publique pour les garçons et les filles, a instauré des droits des femmes avec une égalité considérable homme-femme dans le monde civil et du travail (la plus moderne du monde arabo-musulman à ce jour), et une politique de contrôle des naissances.

Depuis la révolution en 2011, la Tunisie connait une période d’instabilité politique sur fond de crise économique et financière, aggravée par la pandémie COVID-19 et la conjoncture mondiale. Ainsi, malgré les avancées considérables en matière de libertés individuelles, d’égalité de genre et de démocratisation de la société, une grande partie des tunisiens se voit confrontée à des difficultés financières, chômage, corruption, qui vont de pair avec une dégradation des structures publiques de la santé et de l’enseignement. Ceci a mené pour beaucoup de tunisiens à une chute du niveau de vie.

Pour les jeunes qui doivent s’orienter dans une société en pleine transition démographique, culturelle et politique ceci pose des défis supplémentaires.

Selon les chiffres officiels, en 2021, le taux de chômage chez les 15-24 ans était de 43%. Souvent, ce sont des jeunes non diplômés.  De plus, le taux de chômage des diplômés de l’enseignement supérieur en 2019 était de 27,8% selon l’Institut National de la Statistique. Ainsi, les jeunes qui étaient en première ligne durant la révolution de 2011, se retrouvent exclus et marginalisés du fait du chômage et de l’inactivité.

Toutes ces difficultés amènent une partie croissante des adolescents et jeunes adultes à l’émigration : clandestine pour les non-diplômés, officielle pour les franges les plus éduquées des jeunes, notamment les ingénieurs et les médecins. A titre d’exemple, on estime que 6500 sur un total de 8500 ingénieurs diplômés annuellement des universités tunisiennes quittent le pays, notamment pour l’Europe.

 

Ces difficultés impactent également la santé mentale des jeunes.

A l’échelle mondiale, selon les dernières données de l’OMS (Novembre 2021), un jeune âgé de 10 à 19 ans sur sept souffre d’un trouble mental, ce qui représente 13 % de la charge mondiale de morbidité dans cette tranche d’âge. La dépression, l’anxiété et les troubles du comportement sont parmi les principales causes de morbidité et d’invalidité chez les adolescents. Le suicide est la quatrième cause de mortalité chez les jeunes âgés de 15 à 19 ans.

Même si nous disposons de peu chiffres nationaux sur la santé mentale des jeunes, la Tunisie ne fait pas exception.
Selon l’enquête Multiple Indicator Cluster Survey (MICS6) de 2018, presque 20% des jeunes tunisiens de 15 à 17 ans souffrent d’anxiété et environ 5 % de dépression.

Depuis la révolution, le taux de suicide a augmenté, favorisé initialement par le suicide du jeune marchand ambulant Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé le 17 décembre 2010 en signe de protestation contre les conditions de vie difficiles. Cette date est aujourd’hui considérée comme le déclencheur de la révolution tunisienne. Selon le ministère de la Santé, l’incidence de suicide en 2016 était de 4,23 dans la classe d’âge des 15 à 19 ans, et de 4,5 dans la classe d’âge des 20-24 ans. Toutefois, ce taux est bas comparativement à de nombreux pays occidentaux. Il est cependant à noter que le taux de suicide est généralement plus bas en Méditerranée et en pays d’islam.

Un autre phénomène en augmentation en Tunisie depuis la révolution, est la consommation de substances psychoactives.  Les résultats préliminaires de l’étude nationale en milieu scolaire (MedSPAD III – Tunisie 2021) auprès de plus que 6000 lycéens âgés de 15 à 17 ans ont révélé que le tabac, l’alcool et le cannabis sont les substances les plus consommées. Un jeune sur quatre a déjà fumé au moins une cigarette dans sa vie ; les garçons sont 4 fois plus nombreux à fumer que les filles, mais la prévalence chez les filles est en augmentation. Plus d’un ado sur quatre a déjà vapé, et un sur cinq a au moins une fois fumé le narguilé. Un autre phénomène fréquent en Tunisie est l’usage des substances inhalées comme la colle ou l’essence, plus de 5% des jeunes l’ayant déjà utilisé au moins une fois, de même que les anxiolytiques sans prescription médicale, utilisés par environ 8% des jeunes lycéens.

A l’instar des pays développés, l’utilisation des réseaux sociaux occupe une place croissante dans la vie des jeunes tunisiens. En effet, selon la même étude MEDSPAD III, un lycéen sur trois utilise les réseaux sociaux plus de 4 heures par jour durant les jours scolaires, et un sur deux les utilise plus de 6 heures par jour durant les week-ends et les vacances, les exposant ainsi au risque de cyberdépendance.

Malgré un taux élevé de scolarisation et d’alphabétisation (à titre d’exemple en 2021, 98% des enfants sont scolarisés à l’école primaire, et le taux d’analphabétisme dans le groupe d’âge de 10-14 ans est de 2,8%), le décrochage scolaire est un phénomène très répandu en Tunisie. Le risque est particulièrement élevé pour les jeunes des familles pauvres, des régions rurales, des jeunes avec un handicap et des jeunes dont les mères sont peu éduquées. Quant aux taux importants de décrochage scolaire, ils peuvent être expliqués par plusieurs causes. Parmi elles, nous retrouvons les troubles psychopathologiques. Dans l’étude de Missaoui et al. publiée en 2010, plus de deux tiers des enfants présentant des difficultés scolaires inclus dans l’étude présentaient un ou plusieurs troubles psychopathologiques. Les troubles les plus fréquents étaient respectivement : les troubles du langage actuels ou anciens (en dehors d’une déficience intellectuelle) 22 %, les troubles anxieux 19 %, les troubles sphinctériens 16 %, le trouble hyperactivité avec déficit de l’attention 11 %, et les troubles de l’adaptation 10 %.

En termes de prise en charge des problèmes de santé mentale de l’enfant et de l’adolescent, la Tunisie a fait beaucoup d’avancées au cours des dernières décennies.

Depuis l’avènement de la spécialité de pédopsychiatrie en 1996 en Tunisie, le nombre de pédopsychiatres ne cessent d’augmenter, et c’est une spécialité très recherchée parmi les jeunes médecins. En 2017, la Tunisie comptait 45 pédopsychiatres, ce qui équivaut à un taux de 0,39 par 100.000 personnes. En comparaison, la moyenne mondiale en pédopsychiatres dans les pays à bas et moyen revenu est de 0,02. Depuis la révolution, un nombre important de psychologues a été embauché dans le secteur public, notamment pour répondre aux besoins de la population jeune. Ainsi, en 2017, plus de 20% des 549 psychologues tunisiens travaillaient dans les écoles, les universités, les foyers universitaires, et les institutions pour enfants et adolescents vulnérables. Le taux de psychologues pour 100.000 habitants est au-dessus de la moyenne mondiale (2017).

Toutefois, la coordination entre les différents acteurs de la santé mentale reste perfectible. De plus, la prévention et la promotion de la santé mentale prennent encore trop peu de place.

Conscient de ces enjeux, le ministère de la santé élabore, conjointement avec les différents acteurs, un plan national multisectoriel de la santé mentale de l’enfant et de l’adolescent. Ce plan, annoncé publiquement le 2 avril 2022, comporte les six axes suivants :

  1. Le dépistage et la prise en charge des enfants avec trouble du spectre de l’autisme
  2. Le bien être à l’école et la prise en charge des troubles neurodéveloppementaux en milieu scolaire
  3. La Prévention de la suicidalité de l’enfant et l’adolescent
  4. La Prévention de la violence faite aux enfants et adolescents et prise en charge multisectorielle des victimes
  5. La Prévention et la prise en charge des conduites addictives en milieu scolaire
  6. Introduction de la santé mentale en période périnatale

 

Ce plan, ambitieux dans un contexte économique difficile, est absolument indispensable pour le bien être des générations futures et nous nous félicitons des opportunités qu’offre ce programme aux jeunes et l’accent qu’il met sur l’intervention précoce en santé mentale des jeunes.

 

Uta Ouali
Uta Ouali est Maitre de Conférences Agrégé à la Faculté de Médecine de Tunis et travaille comme psychiatre à l’Hôpital Razi La Manouba en Tunisie. Ses domaines de recherche et de travail clinique englobent l’intervention précoce, la réduction du stigma, les troubles de l’humeur et les psychothérapies. Elle est la Vice-Présidente de l’IEPA responsable pour la région MENA et la directrice du « Clinical High Risk Program » (CHiRP) visant à détecter et proposer une intervention précoce aux jeunes à risque de développer des troubles mentaux. Elle est aussi la responsable du site et co-investigatrice du programme de recherche « INDIGO-Partnership », un projet visant à réduire la stigmatisation des personnes ayant des problèmes de santé mentale.

 

Ahlem Belhadj

Ahlem Belhadj est Professeure en Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à la Faculté de Médecine de Tunis et Cheffe du Service de Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Hôpital Universitaire Mongi Slim La Marsa en Tunisie. Elle est la Présidente de l’Association Tunisienne de la Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent et la coordinatrice du Laboratoire de recherche « Santé Mère-Enfant ». Outre ses engagements scientifiques, cliniques et pédagogiques, elle défend les droits des femmes et les droits humains depuis de nombreuses années. Elle est membre et ancienne présidente de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD) et la Secrétaire Générale du syndicat des Médecins à l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT). Ses domaines de recherche et de travail clinique englobent les troubles du spectre de l’autisme, la génétique, la santé mère-enfant, et la réduction de la discrimination des populations vulnérables.

 

References:

Indicateurs de l’emploi et du chômage  du troisième trimestre; Communiqué de Presse (2021) Statistiques Tunisie, Institut National de la Statistique

Indicateurs de l’emploi et du chômage Quatrième trimestre 2019; Communiqué de Presse (2020), Statistiques Tunisie, Institut National de la Statistique

African Manager: 6500 ingénieurs tunisiens prennent le chemin de l’exil. 23/10/2022 https://africanmanager.com/6500-ingenieurs-tunisiens-prennent-le-chemin-de-lexil/, retrieved 5 Nov 2022

World Health Organisation: Adolescent mental health: Key facts. 21/10/2021
https://www.who.int/news-room/factsheets/detail/adolescent-mental-health#:~:text=Key%20facts,illness%20and%20disability%20among%20adolescents., retrieved 5 Nov 2022

Institut National de la Statistique et UNICEF: Enquête par grappes à indicateurs multiples (MICS), 2018, Rapport Final Tunisie (2019): le Ministère du Développement de l’Investissement et de la Coopération Internationale (MDICI)

République Tunisienne, Ministère de la Santé: Statistiques Nationales du Suicide Tunisie–2016. 25 décembre 2017.

Kapitalis: La consommation des drogues dans le milieu scolaire en Tunisie est en hausse; 23/12/2021; http://kapitalis.com/tunisie/2021/12/23/la-consommation-des-drogues-dans-le-milieu-scolaire-en-tunisie-est-en-hausse/; retrieved 5 Nov 2022

République Tunisienne, Ministère de l’Education: Statistiques scolaires pour l’année scolaire 2020-2021. http://www.education.gov.tn/?p=688&lang=fr;  retrieved 5 Nov 2022

Jelassi MK: Deux millions de tunisiens analphabètes: une bombe a retardement sociale. La Presse.tn 10/01/2022; https://lapresse.tn/120234/deux-millions-de-tunisiens-analphabetes-une-bombe-a-retardement-sociale/  ;retrieved 5 Nov 2022

Ben Said F: School dropout risk in Tunisia: Impact of facilities and neighborhood characteristics. Journal for Critical Education Policy Studies (JCEPS) . Sep2021, Vol. 19 Issue 2, p484-511. 28p.

Missaoui S et al: Prévalence des troubles psychopathologiques dans une population tunisienne d’enfants en difficultés scolaires. Neuropsychiatrie de l Enfance et de l Adolescence 58(6):426-430

Charfi F et al: Highlighting successes and challenges of the mental health system in Tunisia: an overview of services, facilities, and human resources. J Ment Health. 2021 Feb 14:1-9.

République Tunisienne: Stratégie Nationale Multisectorielle de Développement de la Petite Enfance 2017 – 2025, septembre 2017, https://documents1.worldbank.org/curated/ru/217441546641114515/pdf/ECD-strategy-document.pdf; retrieved 5 Nov 2022